Critique littéraire de Bertrand Leclair


Le point de vue de Bertrand Leclair
(janvier 2018)

 

 

 

 

C’est un livre formidable. Qui fonctionne
parfaitement. Avec une force incroyable.
Dégage une énergie libérée dans la langue.
Ça embarque
et on se sent porté tout du long. Ouvre la 
littérature à la langue. Un grand bol d’air.

 

UN ROMAN-MONSTRE

C’est tout d’abord un roman de la démesure et de la liberté dont la manière est tellement inédite qu’il en va de même de son matériau brassé à grandes pages – d’où cette première information, essentielle : le livre est encyclopédique mais ON NE S’Y ENNUIE JAMAIS. Sa lecture fait événement : il y a là une forte charge d’inédit – donc d’inouï, dans la démesure.

On ne s’y ennuie jamais : pas une seconde je ne me suis senti expulsé du mouvement, mais au contraire je me suis constamment amusé, toujours en alerte, parfois bousculé d’être en désaccord immédiat sur un point ou un autre, sur un jugement de valeur, et tant mieux d’autant que le rire l’emporte. Pas davantage, et malgré sa masse énorme, je ne m’y suis jamais senti perdu.

À travers l’itinéraire et les rencontres d’un « pékin » ordinaire débarqué de sa province et déboulant au cœur du Paris intello des années 1970 en trimballant son lot d’obsessions plus sexuelles que culturelles, c’est très le roman d’une vie conditionnée par les autres ; c’est aussi un accomplissement sous forme de « livre unique » dans l’utopie d’embrasser et justifier par l’écriture une «totalité» existentielle à l’heure de l’internet : « Faire le portrait d’un homme dans son entier », sempiternel enjeu, mais d’une façon tout à fait neuve, y compris dans la manière de jouer avec les informations historiques et contemporaines, et plus encore de rythmer le texte et d’utiliser une ponctuation rappelant la lecture « interactive ». C’est en somme le pacte avec le lecteur qui s’en trouve radicalement bousculé : afin de nouer un dialogue direct avec lui, de l’interpeller et l’embarquer dans une dynamique qui relève in fine du picaresque revisité (la fiction étant rendue « interactive » au moyen de micro-sondages, interpellations, provocations manifestes, récapitulatifs, plaisanteries de bon ou de mauvais goût, voire « interros surprises », etc. et ces mini-tableaux, micro-sondages plus ou moins absurdes et autres schémas permettent souvent d’en dire plus long d’un seul mot qu’un paragraphe détaillé).

Six bonnes raisons de lire À bas ! La Liberté → à sa façon, il pratique la digression avec autant de liberté et d’efficacité que Tristram Shandy : cette manière de faire avancer le récit mine de rien par la digression qui semblait avoir laissé sur place les personnages. Sans s’interdire la digression au sein d’une digression, mais en découpant les paragraphes de manière très efficace pour, précisément, ne jamais perdre le lecteur. → il réussit la prouesse remarquable (j’y reviens plus loin, cf «Vernaculaire» en fin de note) d’inventer un mode de lecture contemporain qui très concrètement concurrence la lecture numérique : À bas ! La Liberté avec un très dynamique système de notes, de références, de renvois, est un roman dont la prétention à l’exhaustivité concurrence Wikipédia ; retraçant toutes les informations majeures des années 1970 à aujourd’hui et de fil en aiguille tout ce qui nous a menés là où nous en sommes, il entraîne son lecteur dans une lecture qui ressemble au « surf » sur l’internet. Le principe des notes [aussi] est drôle… Permettant de se saisir de tout et de rien : d’expliciter tout ce qui entoure le « héros » ou « anti-héros » du livre, que la chose soit réputée archi connue ou non, de toute façon l’éclairage rendra l’explication attractive. → se présentant comme la volonté de décrire exhaustivement « une tranche du cerveau » d’un quidam contemporain, il prend en compte l’histoire humaine telle qu’elle aura conditionné ce quidam : épuiser le sujet implique de tout dire, de refaire l’histoire récente en fonction dudit quidam qui en est le jouet. → ce faisant il réussit par son ampleur même à saisir le basculement stupéfiant qui s’est opéré au long des quarante dernières années, au plan des idées mais aussi aux plans politique, sexuel, sociétal etc. (il y a là aussi, sans doute, un phénomène générationnel chez le lecteur que je suis). → la psychanalyse est l’un des moteurs du récit : ce qui implique un rapport aux rêves, et un rapport aux réseaux de signifiants : tout un travail de ramifications et autres rhizomes mis au jour. Le roman est innervé de partout. → chemin faisant, ce qui semblait une plaisanterie se révèle sérieux, tout ce qu’on tient pour sérieux tourne à la plaisanterie : du coup ça roule, et à toute allure en véhiculant « tout et n’importe quoi » pour le plus grand plaisir du lecteur qui jamais ne trouve une information superflue.

L’HISTOIRE ET LE DISPOSITIF

Sans rapport formel avec La Vie mode d’emploi de Perec, À bas ! la Liberté raconte les habitants du fameux immeuble Mouchotte, la grande barre contiguë aux voies ferrées de la gare Montparnasse, livrée en 1966 par l’architecte Jean Dubuisson. 752 logements et une façade en aluminium célèbre, donnant autrefois sur les quais de la gare et depuis quelques années sur le parc installé par-dessus : cette façade a la particularité d’être entièrement vitrée, la vie est transparente aux yeux des voyageurs.

Le personnage moteur du récit, que l’on suit dans son devenir de l’adolescence à la soixantaine, n’est pas narrateur, mais le texte s’adresse parfois à lui, en le tutoyant. Il se précipite au centre de toute la toile d’information déployée à partir du moment où il débarque, squattant l’un des appartements de Mouchotte dans les années 1970. Venu de la province profonde (Sud-Ouest), dépourvu de culture et ne possédant qu’un appareil photo, le célèbre Nikon F Photomic FTN dont il a hérité par hasard d’un photographe réputé. S’il arrive, c’est qu’il a croisé dans sa campagne une apparition magique aux traits de jeune Parisienne ultra-libérée, une sorte d’extra-terrestre aux yeux du cul-terreux puceau qu’il était, et c’est pour la retrouver qu’il se jette dans ce chaudron politico-intellectualo-analytique qu’est alors Mouchotte. Son évolution peut être ramenée à une citation de Céline qui revient en leitmotiv : « Pour que dans le cerveau d’un couillon la pensée fasse un tour il faut qu’il lui arrive beaucoup de choses et des biens cruelles. »

Les Mouchottiens et leurs entourages entrent en scène les uns après les autres, ramenant au bout du compte dans le filet narratif tous les grands événements politiques français ou franchouillards de plus d’un demi-siècle, aussi bien «les affaires» politiques que la «françafrique» ou le gauchisme dont Mouchotte est un haut lieu. Ne prétendant aucunement détenir la vérité puisque de toute façon « la littérature est supérieure aux faits », il brosse ces différents tableaux avec délectation, liberté, et un point de vue si décapant qu’on ne saute aucune ligne.

[…]

LE  VERNACULAIRE EN LITTERATURE

Les livres qui nous précipitent à écrire et à moudre la pensée sauvage sont de toute façon, quels que soient par ailleurs leurs défauts ou non, d’excellents livres : ils sont vivants. À bas ! la Liberté a cette qualité. Il a ainsi nourri, durant mes trois semaines de lecture, une dimension nouvelle de ma réflexion sur l’art du roman : la question précisément du vernaculaire. Je m’explique.

C’est un retour à l’un des fondamentaux du roman, qui construit depuis toujours un espace de liberté où faire advenir le fait littéraire, non pas dans une langue savante, mais dans la langue vernaculaire : depuis l’apparition du terme avec le Roman d’Alexandre (1120) Vernaculaire : on sait bien que ça veut dire en gros : la langue commune, usée par tous dans la vie courante mais c’est un sens figuré, parce qu’au sens propre « vernaculaire » signifie « relatif aux esclaves nés dans la maison ». La langue vernaculaire qui est la langue du roman, est la langue des esclaves par opposition à celle des maîtres pratiquant le latin à l’écrit. Il n’y a plus d’esclaves aujourd’hui, sinon des conventions, une morale donnée comme une vérité ou une évidence, de l’information journalistique aussi bien.

La langue vernaculaire ce n’est pas de la langue parlée, c’est de la langue d’époque : toutes proportions gardées, c’est cette langue d’époque qu’ont à leur tour « inventé » sur la page Rabelais comme Céline (Céline pour cela n’étant pas isolé ; Cendrars, Eugène Dabit…). Lire Céline à voix haute, ce qui est très difficile, montre bien que la question n’est pas de restituer du parlé, mais d’user de la langue de tous, ici et maintenant. La langue telle qu’elle se parle et s’écrit ou plutôt (à l’époque de Céline) s’écrirait.

De nos jours, lire et écrire étant devenus via les écrans des pratiques aussi courantes que la parole, le vernaculaire s’écrit autant qu’il se parle ; « les esclaves » écrivent aussi, et tous les jours, mais en restant confinés très loin de l’idée même de poésie ou de littérature. Et c’est à mon avis l’une des réussites majeures de À bas ! la Liberté : le roman se déploie en recourant à tous les moyens de ces modes vernaculaires d’écriture et dès lors parvient à ouvrir « naturellement » la lecture vernaculaire au fait littéraire.

Bertrand Leclair / Ecrivain  / Collaborateur du Monde des Livres / ancien critique à la Quinzaine littéraire  / Auteur d’essais sur la littérature :
. L’industrie de la consolation : la littérature face au « cerveau global »
. Verticalité de la littérature : pour en finir avec le jugement critique
. Les rouleaux du temps : ce que nous fait la littérature
. Débuter, comment c’est : entrer en écriture
Romans :
Movi Sévaze / l’Amant liesse / Malentendus/ La Villa du jouir / Perdre la tête / Au Confins du Soleil 
 

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