Altération partielle du jugement


Ebranler le sens du monde

Chaque fois que je parlais de Matérialisation d’écriture ou de Dérangement local je n’arrivais pas à me faire comprendre. Les gens haussaient mentalement les épaules. Au mieux ! associaient la démarche aux performances du mouvement surréaliste… à Fluxus… ou Yves Klein / ou autres genres d’happenings. En « moins bien » ! Ou pire : « has been ».

En 2012 tout a changé… Date à laquelle a été inauguré à Istanbul le Musée de l’innocence. Œuvre du Prix Nobel de littérature Orhan Pamuck qui après avoir amassé les objets ayant servi de point de départ de son roman éponyme… finit par en faire un musée. La boucle d’oreille que Füsun laissait tomber dans le roman en faisant l’amour avec Kemal étant le premier objet… exposé. Ce qui explique pourquoi (sorte d’hommage à Orhan pour cette officialisation a posteriori) le clou de la ZAD sera la médaille de baptême cabossée que la fille de Biron a mordue pendant des années (un trou sur la partie supérieure témoignant du passage de la canine autour de laquelle elle l’a fait pivoter quand elle s’ennuyait ferme à l’école). À présent je n’ai plus besoin d’expliquer (merci ! merci ! monsieur Prix Nobel) mon concept de matérialisation d’écriture. Simplement de préciser que mes artefacts à moi ! n’ont rien à voir avec les objets rencontrés dans la vie de tous les jours.

D’abord → parce que la littérature est contre le monde et n’a rien à voir avec la vérité !

Ensuite → parce que ces objets ont acquis un statut autre : ce sont des mots matérialisés.

Qui renvoient à Cheezy s’essayant (dans À bas ! la Liberté) à crier dans le compartiment grand froid du frigo pour y congeler un grand cri… qui sera restitué quand on dégivrera (à force de congeler et de décongeler Cheesy a flingué le moteur du frigo de sa sœur !). Ou au Quart livre de François Rabelais quand Pantagruel et Panurge en route vers le Pôle Nord rencontrent des mots gelés. À mesure que les marins les réchauffent dans leurs mains ils entendent les plaintes de naufragés. Le tumulte d’une bataille navale…

 

Dérangement local à Saint-Jean-de-Luz : livre-labyrinthe

En 1991 à l’occasion de la sortie d’Une Semaine d’événements indigestes (diptyque et premier livre au monde dont on peut se servir après… comme réveil !) et de la Fête du livre à Saint-Jean-de-Luz j’ai été invité avec le peintre Larrivaz (grâce au galeriste Jean-Loup Bezos et à la complicité des libraires) à réaliser une Matérialisation dans un espace d’expo donnant sur la mer.

Une Semaine d’événements indigestes (en tant que livre papier) était déjà en soi une Matérialisation d’écriture : à mesure qu’on découvrait l’héroïne (une femme plutôt gironde) sur les pages de droite à travers le conte philosophique… on la visualisait (représentée par Larrivaz) sur les pages de gauche morceau par morceau (grandeur nature). Pour voir à quoi elle ressemblait il fallait découper le livre ! et mettre bout à bout ou à défaut de se reporter à la troisième de couverture (ou au signet) sur lesquels la gironde apparaissait en entier.

Rendu à Saint-Jean-de-Luz se posa la question : comment occuper près de 1000 mètres carrés… avec un bouquin ?! L’idée la plus simple aurait été d’exposer la gironde en chair et en os ayant servi de modèle au tableau. Un peu court pour 1000 mètres carrés ! L’idée proposée par Larrivaz fut de créer un labyrinthe à parcourir comme si l’on était entré physiquement dans le bouquin (façon Alice au Pays des Merveilles).

Un livre est-il d’ailleurs ! autre chose ? qu’un labyrinthe

L’accès étant gardé par deux CRS (en uniforme bleu et calot réglementaires) qui avaient troqué leurs matraques contre des gourdins naturels qui s’allongeaient entre leurs jambes comme le nez de Pinocchio ! pour former une jonchée sur laquelle le visiteur devait marcher. À la façon que l’on rompt un ruban officiel lors d’une inauguration. Inutile de préciser que la présence de ces cerbères n’était justifiée par aucune raison particulière… puisqu’il n’y a aucun CRS dans le bouquin ! Ils étaient là simplement pour nous protéger (sans doute contre nous-mêmes) et surtout parce que cela faisait un effet bœuf.

Esplanade de la Villette : Bar Bodega

Dans les années 1990 plusieurs autres Matérialisations d’écriture et Dérangements locaux à(appellation complémentaire permettant de signifier l’endroit où cela se passait) eurent lieu. Réunissant plusieurs centaines de pékins. En particulier le Dérangement local et le bar Bodéga de l’Esplanade de la cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette à l’occasion du Prix Laurent Marinot attribué à Beaux-dégâts ou c’est beau comme un carnage (livre auto-contenu).

Mon’Art : Archéologie et musée du temps présent

La forme de matérialisation d’écriture la plus ancienne est le théâtre. Un peu comme si tout à coup ! les mots s’étaient matérialisés.

L’idée de Mo-N’Art – à savoir d’une pièce de théâtre déployée à l’échelle d’une ville – m’est venue à Shanghai à la fin des représentations du Manuel de Sexe utile (pièce hybride / mélangeant des acteurs de chair et d’os et des personnages virtuels). Depuis longtemps j’avais idée de créer une forme de théâtre scènique où le spectateur ne resterait pas assis à regarder ce qui se passe sur scène mais déambulerait à « l’intérieur de l’histoire ». → Chacune des scènes se déroulant à un endroit différent. Par exemple dans un parc : à mesure que l’on parcourait à pied le jardin on découvrirait à différents endroits les drôles de choses censées « se dérouler » la nuit quand le lieu est fermé au public. Restait à trouver ce qui pourrait bien « s’y passez »… en dehors de péplums genre : Bal des vampires / Nuit des morts vivants / orgie ou scène de crime.

De là est né le projet Mo-N’Art de Matérialisation d’écriture à l’échelle d’une ville.

Mo-N’Art / fil directeur du parcours (acte 3 du Manuel du Sexe utile) : Des archéologues d’un futur hypothétique retrouvent (dans deux ou trois milliers d’années) les restes d’une civilisation disparue. À mesure que le visiteur du XXIe parcourt la ville… de station en station (équivalent aux chapitres d’un livre) il appréhende ce futur (dont on ne saura jamais rien !) à partir du degré d’étonnement ou d’incompréhension des archéologues à chacune de leurs découvertes : mobilier et objets d’une maison / DVD et photos d’une famille modeste / émissions de télévision enregistrées / ruines d’une médiathèque avec les livres et les journaux du moment / etc. À chaque étape-station sont exposés (comme dans un musée archéologique) ces témoignages ayant bravé les dommages du temps → qui constituent une matérialisation du récit. À la dernière station le visiteur (qui a été photographié à l’entrée) apparaît dans les images « retrouvées » par les créatures du futur… et comprend que la ville « du passé » découverte dans des millénaires est celle dans laquelle il se trouve à l’instant présent.

Une archéologie du présent : n’est-ce pas cela en fait ! la littérature.
Selon les mythes de l’Antiquité l’Âge d’or c’était avant… Pour les adeptes du mythe de la Révolution c’est pour demain ! Mo-N’Art préfère s’accommoder de l’époque. Guère le choix : difficile de ruser avec sa date de naissance ! Avec le recul (étant donné l’ambiance mortifère et fin de civilisation de la France aujourd’hui) je ne regrette pas d’avoir placé l’Âge d’or dans le présent. Message toujours d’actualité dans À bas ! la Liberté :

Une société qui ne crée que des visions du passé doit s’interroger sur son impuissance à inventer le présent et sur les messages qu’elle compte laisser aux générations futures.