Parler c’est parler d’autre chose
Pensez très fort vos idées vous apparaîtront.
Mo-N’Art
La littérature c’est l’art de la digression
La présence dans À bas ! la Liberté d’un nombre déraisonnable d’annotations… d’articles au milieu du récit et de renvois en bas de page… sans parler de la profusion de renseignements abscons et de recommandations parasites!
…nécessite quelques explications ! En général le but de ce mode de lecture multidimensionnelle (courant depuis l’avènement des technologies numériques et l’habitude de surfer sur le Net) est de trouver des infos. Ici c’est le contraire : le but est de se perdre !
Une fois le lecteur embrouillé les conditions sont réunies pour le grand saut dans la littérature !
La littérature c’est l’art de la digression. En effet : si le principe de la littérature était la ligne droite sa finalité serait dès la première phrase… de rallier le plus rapidement possible la dernière ! Le roman idéal ressemblerait à quelque chose comme : Ils se sont rencontrés. Ils ont baisé.
Ou pas ! → ce que raconte précisément La Princesse de Clèves… A chacun de juger si le chef- d’œuvre de Madame de La Fayette eut gagné à être écrit de cette façon !
Sans digression une œuvre littéraire est un squelette. Les notes semblent dire : parler c’est parler d’autre chose. Connaître « ce qu’il y a autour » : qu’est-ce qu’une princesse ? Pourquoi Clèves / ville d’Allemagne plutôt que Cadaujac / Gironde ? Cela aurait-il changé quelque chose si (au lieu de vivre au temps et à la cour de Marguerite de Valois) la Princesse en question eut été de nos jours étudiante-stagiaire d’une société d’assurances au 45e étage / tour First Paris-La Défense ? Pourquoi les deux amants se sont-ils abstenus de faire l’amour ? L’auraient-ils fait mécaniquement s’ils s’étaient rencardés via Internet ou à l’Heure niqueuse joyeuse après une journée de désolation devant un ordinateur ? Chaque digression en appelle d’autres. Qui à leur tour en nécessitent de nouvelles. À l’infini. Toute histoire porte en elle le germe d’autres histoires. De tous les récits du monde… Qu’est-ce d’ailleurs que le Monde ?
Sinon une immense digression.
L’entreprise est réussie parce qu’elle a raté
En procédant ainsi l’auteur prétend créer une forme nouvelle. Réunissant deux genres littéraires traditionnellement antinomiques : le roman et l’essai. Raconter l’histoire des habitants d’un immeuble et œuvrer à la réalisation d’un programme annoncé par Montaigne dans ses Essais. À savoir :
Faire le portrait d’un Homme dans son entier
Décrire un individu c’est (aussi) parler de ce qui se passe dans sa caboche. Le monde des rêves. La psyché. L’inconscient dont il est le larbin ! C’est retracer des choses qui viennent de loin – emmagasinées depuis que le spermatozoïde originel a percuté l’ovule – et avant ! Transmises de génération en génération au travers de codes génétiques. Pour entreprendre un roman il faudrait remonter… ! ??? Remonter au commencement de l’espèce humaine. Mieux : à la création du Monde !
Faire le portrait d’un pékin c’est (aussi) retracer la société et l’époque qui étaient les siennes : la France au temps de la Ve République. Sorte de physiologie du pays / de roman national à un moment précis → autrefois !
L’auteur entreprend un travail d’ethnologue équivalent à celui de Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. À ceci près : les tribus indiennes de la forêt amazonienne sont remplacées par d’autres indigènes : les habitants d’un immeuble situé à Paris rue du Commandant Mouchotte proche de la gare Montparnasse. Forêt et immeuble sont à mettre sur le même plan. Ce sont les démiurges bienveillants qui ont permis aux protagonistes de se rencontrer. Une fois son célèbre roman achevé Flaubert se serait écrié : « Madame Bovary c’est moi ». Ici Madame Bovary c’est l’immeuble Mouchotte.
En faisant la peinture d’un groupe humain dans son cadre de vie l’ambition est de s’adresser à tous les Hommes.
Passer de l’échantillon à la personne c’est passer de l’anthropologie formelle à la littérature. Comme pour Tristes Tropiques l’entreprise est réussie parce qu’elle a manqué son but : en écrivant un livre d’ethnologie sur les tribus Nambikwara et Bororos du Brésil Lévi-Strauss a inventé une nouvelle façon de regarder le monde.
En relatant les tribulations des Mouchottiens l’auteur propose une nouvelle façon d’être au monde.
Le lecteur est avant tout un voyeur (la vérité dérange)
J’en arrive à la partie la plus délicate pour un écrivain : les mots. Les mots… c’est de là que viennent tous les ennuis du monde. Le premier qui parviendra à s’en passer ouvrira une voie nouvelle dans l’histoire des Hommes.
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » a dit Boileau qui se croyait finaud. Alors qu’un baiser langoureux s’avère au final plus efficace pour emballer que : – Alors tu veux ou tu veux pas ? Faudrait savoir !
Pour célébrer la perte de la virginité de Cosette dans Les Misérables Victor Hugo parle de « sanctuaire ’’où se fait’’ la célébration de l’amour ». Quand la langue d’autrefois emploie le charabia pour célébrer la bouffonnerie sexuelle celle d’aujourd’hui énonce clairement :
– Donne-moi ta vulve !
Les mots → voilà ce qui différenciait autrefois les Belles Lettres de celles qui ne l’étaient pas. Pourquoi nous en priver ? La langue évolue. Preuve que nos instincts se portent bien !
Il ne faut pas avoir peur des mots mais des choses qu’ils représentent.
La pensée la plus vivante aime la vie la plus vivante. La vérité dérange lorsqu’elle touche l’intime : d’aucuns seront heurtés par le voyeurisme et l’accumulation de détails triviaux ou très crus. Éros et Thanatos → l’époque dont il question dans ce bouquin n’était pas envahie par l’insignifiance et la tyrannie du politiquement correct d’aujourd’hui. La mort n’était pas cachée et aseptisée. Les enterrements ressemblaient à des rassemblements de potaches. La sexualité était une aventure enjouée et émouvante. Le postulat d’André Breton une opinion partagée : « La pornographie c’est l’érotisme des autres. »
Le lecteur est avant tout un voyeur. À ranger (au sens freudien) dans la catégorie des perversions : s’apparentant au photographe qui préfère mater plutôt que faire l’amour.
Parfois au détour du récit le lecteur sera atteint du même rire nerveux que Marcel Proust corrigeant A La Recherche du Temps perdu dans sa chambre de liège : « Mon Dieu que c’est con… Mon Dieu que c’est con ».
Il faut consacrer son existence au message que l’on veut laisser de soi.