L’écriture perpetuelle

Il faut consacrer son existence
au message que l’on veut laisser de soi

Le Manuel de sexe Utile

Montaigne prisonnier

J’ai cinq ans et demi / je sais lire.

Ce sont les vacances d’été. Ce qui explique pourquoi nous sommes chez ma grand-mère en Dordogne. Programme de la journée : visite de la Librairie de Montaigne. Arrivée → il n’y a pas de librairie ni de livres à vendre. Librairie c’est le nom qu’on donnait autrefois à une bibliothèque. Il n’y a pas de bibliothèque non plus ! → les livres ayant été dispersés. Pas de château ! → détruit par un incendie il y a belle lurette. Expression qu’emploie ma grand-mère toute la sainte journée. Car (contrairement à Paris) la journée est sainte en Périgord et deux fois saintes dans la bouche de ma grand-mère d’où ne sortent que de saintes paroles. Genre : demain il va pleuvoir…  y’a plus de saisons…  les « seins » de glace. Qui n’ont rien à voir avec les habitants des soutiens-gorge mais avec saint Mamet / saint Pancrace / saint Servais. Qui ont élu domicile les 11e /12e /13e jours du calendrier du mois de mai. Du temps où l’on vivait au rythme des récoltes après ces dates fatidiques il ne gèle plus.

En principe !

Seul bâtiment rescapé de l’incendie : un gros pigeonnier rond dont on ne ferait pas grand cas si Montaigne n’y avait été enfermé… Comme il n’y a rien à voir de particulier mis à part le fauteuil et la table sur laquelle Montaigne écrivait (qui ressemblent étrangement au fauteuil et à la table que ma grand-mère en provenance de Charbit-meubles-pas-chers / rue Neuve d’Argenson 24100 – Bergerac) le guide fait admirer les poutres au plafond. Sur lesquelles sont gravées des inscriptions (en grec et en latin) que personne ne comprend. Lui non plus ! sauf qu’il a un papier sur lequel sont inscrites les solutions traductions. Queue leu-leu pour observer un conduit de cheminée qui permettait au prisonnier d’ouïr l’antique mystère de la messe (dans une chapelle aménagée en contrebas). À la sortie le guide fait la quête pour avoir permis aux visiteurs d’entrer (ce qui me donnera l’idée de faire payer les visites aux W.C. à l’occasion du mariage de mon frère aîné / quand la maison sera pleine d’invités).

C’est tout ce dont je me souviens de cette journée.

À part qu’elle était vide et ensoleillée (c’est-à-dire couleur des vacances forcées à la campagne) et que je m’interrogeais : qu’avait pu faire de si terrible ? quel crime avait bien pu commettre cet illustre personnage ? pour être enfermé dans une tour avec pour seul loisir la voix de Dieu à travers un tuyau d’évacuation. Le lendemain j’apprendrai de ma sœur (qui était au lycée Claude Monet à Paris et avait étudié Montaigne dans le Lagarde et Michard) que Montaigne n’avait subi aucun châtiment… S’était ostracisé lui-même dans son pigeonnier ! pour écrire Les Essais. Ce qui lui a permis de se foutre de ma gueule jusqu’à la fin des vacances d’été. Je dois dire (pour ma défense) que mon erreur provenait en grande partie de la visite – quelques mois auparavant – du donjon de Vincennes. Où Diderot / Sade / et Mirabeau avaient profité de leur séjour dans cette prison pour écrire des bouquins.

Envahi par le trop-plein

Je garde de cette expérience un souvenir contrasté : à la fois révulsé par l’idée d’être séquestré ! et irrésistiblement attiré par Montaigne dont on faisait grand cas (alors que les gens de son époque avaient été oubliés depuis belle lurette). Avec dans ma mémoire ce qui deviendra plus tard une sorte d’équation personnelle :

Prisonnier du Monde → échappatoire = bouquin
                                                                        (théorème pour écrivain)

L’enfance (dont on se souvient) est une alternance d’épais brouillard et de prises de conscience parfois autoréalisatrices. Si j’avais à caractériser les 12 premières années qui ont suivi ma naissance… je les gratifierais des noms du calendrier chinois : rat / bœuf / tigre / lapin / dragon / serpent / cheval / chèvre / singe / coq / chien / et cochon… et dirais que 5 ans est mon année du dragon. Celle où je suis passé de l’année du lapin où l’on est joyeux parce qu’on se nourrit de carottes (et un gros chagrin quand on en est frustré)… à celle du dragon qui crache du feu ! Je peux dire sans fabuler que ma vocation littéraire remonte à mon année du dragon et à cette visite à Montaigne. Dont j’ai conservé l’ambivalence : à la fois révulsé et attiré par cette activité mortifère et solitaire qui consiste à ajouter un livre à la Librairie.

Ou si vous préférez à la bibliothèque = c’est kif-kif !

Le monument d’une antique frayeur

Faut dire qu’entre temps la Librairie de Montaigne qui réunissait mille volumes (considérable pour l’époque) a muté – avec l’invention de l’imprimerie – en des millions de livres stockés dans de monstrueuses bibliothèques. Côté écrivain l’industrialisation du livre a engendré la professionnalisation. Ce qui était au départ un art éclairé est devenu économique et mécanique. Il faut produire pour vivre de sa plume (Balzac → premier travailleur intellectuel). Pour l’éditeur – sorte de « fermier en écriture » – l’écrivain est l’équivalent des poules élevées en batteries pour pondre des œufs dans le but de satisfaire quelque commerce alimentaire !

Avec le Net les millions d’ouvrages ont muté en milliards d’items. De quoi donner le vertige. À une époque de pénurie de livres et d’infos ! Montaigne disait déjà qu’il vaut mieux avoir la tête bien faite que bien pleine…

La nôtre est envahie par le trop-plein !

Une littérature sans idée de fin

L’an dernier je suis retourné à La Librairie. Sur la rotondité du mur… une page des Essais. Saturée de nombreux additifs sous forme de bulles de textes à la plume d’oie. À la mort de Montaigne l’édition finale de 1592 réunie par Marie de Gournay (c’est-à-dire l’œuvre que nous connaissons aujourd’hui) a plus que doublé de volume.

Montaigne a été parmi les premiers écrivains à tirer les conséquences de l’invention inédite qu’était l’imprimerie :

→ Sans l’imprimerie Montaigne aurait certainement écrit en latin. Pas en langue vulgaire (le français). Les copistes des abbayes réservant leurs talents aux ouvrages dans la langue de l’Eglise et le nombre de lettrés ayant les moyens de s’offrir des livres étant plutôt restreint.

→ Montaigne fut surtout l’un des premiers à comprendre (qu’en plus de la diffusion vers un large public) les techniques nouvelles auraient un effet majeur sur l’esthétique et la façon d’écrire. Dès qu’il l’eût sous les yeux son bouquin imprimé… il n’eut de cesse de « l’améliorer ». En ce sens Montaigne peut être considéré comme l’inventeur de l’« écriture perpétuelle ».

À savoir du livre augmenté et de la post-littérature.

Avec les newbooks (édition en temps réel en ligne sous forme de e-books et de livres-papier fabriqués à la demande) la phase de création se trouve intégrée à la phase de diffusion. Comme Les Essais le livre continue à vivre et à grandir. Jusqu’à épuisement ! ou mort de l’auteur…


Cette idée en appelle une autre : 
On écrit les choses un peu parce qu’on les pense mais aussi pour ne plus les penser. Terminer un livre c’est ne plus pouvoir le voir. Tant qu’on aime encore un petit peu un livre on l’écrit”. Michel Foucault / Radioscopie – 1975.

A une époque charnière où la littérature est menacée de devenir le monument d’une antique frayeur… Seule la création peut sauver la littérature en tant qu’Art.

Reste à méditer cette sentence terrible de saint Augustin : « Il faut craindre l’Homme d’un seul livre. »

Pense-bête / durées de gestation comparées :

UNE SEMAINE DEVENEMENTS INDIGESTES* = 1 heure
COMMENT SOCCUPER (INTELLIGEMMENT) APRES LA MORT* = 7 heures
Hamster = 16 jours
Souris = 21 jours
LE MANUEL DE SEXE UTILE : 21,5 jours
BEAUX-DEGATS* = 22 jours

Ouah-Ouah (chien) = 59 à 67 jours
Chèvre = 150 jours
Humain = 280 à 290 jours
Phoque =276 jours
Eléphant = 620 à 660 jours (1,8 an)

LES ESSAIS de Montaigne (première livraison) = 2 735 jours (7,5 ans)
À BAS ! LA LIBERTE (première livraison) = 2 736 jours d’écriture (7,5 ans)
LES ESSAIS de Montaigne (dernière livraison) = 7 665 jours (21 ans)